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Éloge de la fuite (suite) : au secours, ça déborde ! Ou comment jeter toute la famille avec l’eau du bain

Déluge ou abondance ? Geoff.Whalan/Visualhunt , CC BY-NC-ND

Les sites de presse du groupe Belge Roularta annoncent stopper « la publication des commentaires en fin d’articles » et ce malgré avoir tenté une parade aux messages de haine régulièrement déversés en interdisant l’anonymat des publications. Cette annonce fait également suite à des décisions du même ordre prise par des organes de presse aussi différents qu’un blog de l’AFP, Reuters ou le Chicago Sun-Times.

Berlin, mais aussi Paris, Barcelone, New York ou encore San Francisco décident de légiférer pour tenter de contenir le nombre sans cesse croissant de logements disponibles à la location sur des plateformes tel Airbnb. L’arsenal juridique couvre de nouvelles règles de location, la création de taxes supplémentaires ou la création d’un droit d’inscription. Mais le coût des dispositifs de contrôle et de sanction révèle les difficultés qui s’annoncent à endiguer la situation.

Zack Brown lève 55 000 de dollars sur Kickstarter pour une salade de pommes de terre, faisant trembler les plateformes de crowdfunding qui se retrouvent ainsi dans le collimateur des régulateurs. Comment seront-elles en mesure de filtrer la multitude de projets, près de 120 000 déjà financés pour Kickstarter pour un montant global de presque 3 milliards de dollars, qui voient en elles leur seul tremplin de développement ?

Presse en ligne, appartements en location ou projets entrepreneuriaux… Quels points communs peut-il y avoir entre des situations d’apparences si différentes ?

En fait, toutes parlent de déluges. Déluges de commentaires réagissant sans contrôle aux articles de presse ; déluge de projets en tout genre sur les plateformes de crowdfunding, nouvel eldorado du financement entrepreneurial ; déluge de logements disponibles aux touristes de passage dans les villes les plus visitées du monde…

Panique à bord !

Et nous pourrions nous dire : « Mon Dieu, quel grand mot pour ce qui n’est qu’un énième cas de succès débordant ! ». Victime du succès, les articles de presse aux lecteurs nombreux et passionnés qui ne peuvent contenir leurs joies et leurs émotions de participer à la multitude de débats démocratiques ouverts par le web ; succès de l’esprit entrepreneurial qui souffle dans le monde libre et qui n’est plus bridé par un système bancaire incapable de s’adapter à cette réjouissante émulsion créative ; succès de l’esprit collaboratif qui pousse des millions d’individus à « offrir » un petit coin d’espace dans leur maisonnée à celles et ceux qui ne peuvent se payer une hôtellerie devenue hors de prix…

Pourtant, les décisions prises pour « colmater les fuites » ressemblent à s’y méprendre à une forme de panique, par la rapidité et la binarité des décisions qui sont prises, par l’incapacité du dispositif existant à supporter la pression et qui décide, pour éviter la fuite, de radicaliser ses mesures. La presse en ligne supprime brusquement toute possibilité de commentaires, cette mesure touchant des organes de presse aussi nombreux et variés que le New York Times ou encore Fox News en sus des institutions précédemment cités. Les grandes villes touristes du monde fabriquent en toute hâte des dispositions visant à strictement encadrer et réguler les pratiques des loueurs Airbnb. Le crowdfunding se voit contraint à la régulation et chaque nouvelle règle anime la presse et les réseaux sociaux.

Les méthodes de contrôle commencent toute par un intense travail de définition : qu’est-ce qu’un commentaire « toxique » ? Quel type d’espace privé peut être loué ? Qu’est-ce qu’un projet entrepreneurial sérieux ? Elles interrogent et reconstruisent dans le même temps une nouvelle représentation du monde articulé sur un système de valeur disant le bon et le mauvais. Et parfois, sans nécessairement en mesurer les conséquences, elles inscrivent ces constructions mentales dans des algorithmes sensés gérer mieux que des humains ne sauraient le faire (et plus rationnellement ?) l’afflux incessant d’information.

Ces décisions réactivent-elles une peur profondément ancrée dans la culture des hommes ? Car le Déluge traverse tant la Bible que des textes mésopotamiens, mais aussi nordiques et égyptiens. Il y est toujours question de pêchés, de colère divine et de destruction totale, que le déluge soit d’eau, de vent ou de feu. Le Déluge biblique, d’ailleurs, se double de « micro » déluges punitifs plus ciblés usant de matériaux aussi variés, dans le cas des plaies d’Égypte, que grenouilles, moustiques, mouches, grêle et sauterelles. Mais il est toujours ce à quoi on ne peut échapper, et qu’on ne peut tenter que d’éviter en ne provoquant un courroux divin provoqué par l’hybris latente de l’espèce humaine.

Déluge… ou abondance ?

Pourtant, il existe une autre facette à ces événements, facette lumineuse quand le déluge en exprime le côté obscur, celle de l’abondance : abondance de logements à louer qui favorisent l’essor d’un autre tourisme tout en « optimisant » l’espace de la maisonnée ; abondance de projets entrepreneuriaux qui s’appuie sur la souplesse d’un financement plus conviviale ; abondance de commentaires qui rendent compte de la taille du lectorat et la force de son engagement.

Mais comment jouir de cette abondance sans craindre qu’elle ne bascule dans le déluge ? Comment vivre avec, au-dessus de nos têtes une goutte de Damoclès, celle qui menace à tout moment qu’un beaucoup tourne en trop ? Gilles Deleuze le notait déjà dans son cours du 16 novembre 1971 :

« Une société n’a peur que d’une chose : le déluge ; elle n’a pas peur du vide, elle n’a pas peur de la pénurie, de la rareté. »

Il semblerait que nos sociétés aient des difficultés du même ordre avec l’abondance, cousine virtuelle du déluge. Ainsi, Claude Lévi-Strauss, dans la Pensée Sauvage (1962) nous parle d’une région de la Californie du Sud, « pays en apparence déshérité » et dont la population, pourtant, « ne réussissait pas à épuiser les ressources naturelles », vivant « dans l’abondance ».

Les Occidentaux venus investir ces terres y voient pourtant, dans toute l’objectivité qui les caractérise (puisqu’avant La pensée sauvage, l’opinion savante considérait que la seule bonne forme de pensée était celles des modernes) les évidences d’une misère lisible dans l’environnement. Mais l’approche plus nuancée de l’ethnologie, notamment à partir de Lévi-Strauss, révèle les pratiques quotidiennes de celles et ceux qui y vivent et qui, connaissant chaque pierre, chaque plante et chaque recoin, n’en épuise pas les potentiels.

Ces sociétés étaient, sont peut-être encore, pour celle qui conservent leurs traditions multimillénaires, conscientes d’une chose à laquelle les Grecs, en leur temps, nous mettaient en garde : l’hubris des hommes, habituellement traduit par démesure. En effet, à regarder de plus près les déluges auxquels nous avons affaire, nous nous apercevons qu’aucune divinité ne s’y cache, qu’aucune force surnaturelle n’abat son glaive de feu pour nous punir d’un quelconque pêché.

Nous sommes à l’origine des phénomènes qui nous submergent. C’est notre manque d’ingéniosité qui nous conduit à n’être jamais satisfaits de ce que nous avons, sans d’ailleurs mettre à l’épreuve la connaissance que nous détenons de ce qui nous entoure ; cette même ingéniosité, celle du bricoleur Lévi-Straussien, celle d’Ulysse, prince de la Métis, incarnant l’intelligence pratique célébrée par Homère, ou celle d’un MacGyver qui accède à ces richesses insoupçonnées et inaccessibles à l’ingénieur Lévi-Straussien. Et ce même manque d’ingéniosité conduit également à réappliquer les mêmes moyens de la même façon en amplifiant à chaque nouvelle boucle des effets qui finissent par s’accumuler.

Nous sommes profondément angoissés face au déluge, quelles qu’en soient les formes. Pourtant, deux maux bien plus grands surgissent dans le même temps que nous y faisons face : notre aveuglement face à nos responsabilités dans ces phénomènes qui ne cessent de prendre des formes toujours plus variées ; notre confiance, également aveugle dans des instruments auxquels nous déléguons les responsabilités de contenir et filtrer le débit du courant, et dont nous oublions qu’ils reproduisent nos propres travers.

Retour vers l’ingéniosité et le bricolage

Pire encore, nous avons chassé de nos sociétés ces ingéniosités du quotidien à laquelle nous n’accordons qu’une place restreinte dans l’espace privé (le bricolage du dimanche), qui, pourtant, savent éviter la tentation d’une toujours plus tout en fournissant des tactiques d’endiguement originales et pertinentes (tel un Mac Gyver colmatant une fuite d’acide sulfurique grâce à des tablettes de chocolat).

Il est donc indispensable de retrouver nos capacités à devenir resourceful, en notant au passage que ce terme ne possède aucune traduction simple en français. Il renvoie plutôt à deux notions dont la complémentarité éclaire les compétences à voir l’abondance qui nous entoure et à savoir contenir celle qui pourrait nous submerger : ingénieux et débrouillard. Débrouillard, l’homme plein de ressources l’est par sa capacité à reconnaît la complexité d’une situation à débrouiller. Ingénieux, il exprime son imagination et de sa créativité dans la façon qu’il a de lire dans les choses du monde des ressources virtuelles et à les agencer pour trouver des solutions adéquates.

En 1933, Henri Michaux, de passage en Chine, s’extasiait devant le fait « tout ce qu’on peut trouver en bricolant, le Chinois l’a trouvé ». Treize ans plus tard, en 1946, Colette parlait du Français en des termes similaires :

« Adroit, touche-à-tout, indiscret, artiste, industrieux, modeste au fond, vantard en surface… Si je fais le portrait du bricoleur type, je fais celui du Français ».

Plus près de nous Navi Radjou et ses collègues importaient dans l’espace occidental l’ingéniosité à l’indienne à travers leur ouvrage L’innovation Jugaad. Et tout récemment, c’est au tour de Scott Sonenshein, d’enfoncer le clou en introduisant le Stretching, qu’il n’hésite pas à appeler Science de la resourcefulness… Ingéniosité et bricolage seraient ainsi des compétences enfouies en chacun de nous, plus ou moins profondément, présentes dans toutes les grandes cultures du monde, comme une sorte de constante anthropologique.

Reste à savoir adéquatement réveiller les germes de notre pensée sauvage et à laisser Mathis jouer avec ses livres, ses emballages cadeaux, ses morceaux de carton, son papier-toilette et son aquarium plutôt que de l’enfermer dans des jeux préfabriqués bridant son imaginaire.

Laisser Mathis faire.

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