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Affiches électorales en faveur de Marine Le Pen, à Blonville sur Mer, en Normandie. En jouant sur la confusion dans ses programmes, le RN tente un revirement social qui masque un véritable conservatisme économique et politique.

Le RN peut-il vraiment être « social-populiste  » ?

Le niveau du débat au sujet du Rassemblement national montre que les électeurs pourraient bien choisir en méconnaissance de cause, en identifiant non pas le RN comme un parti aux idées et programme conservateurs mais en croyant qu’il a pris un tournant « social ».

Le politiste Gilles Ivaldi lui-même écrivait dans une note en 2022 que Marine Le Pen s’orientait vers ce qu’il appelait un « social-populisme de crise », avec pas moins de 59 % de mesures « keynésiennes » et « redistributives ».

Le keynésianisme désigne une relance de l’économie par l’investissement public ou par la consommation, et donc la hausse des salaires ; et la redistribution consiste à substituer la décision à la bonne fortune, en réduisant volontairement les inégalités de revenu qui se forment quand l’économie est laissée à elle-même.

Or, le RN joue sur les apparences : son programme est très classiquement conservateur aussi bien sur le plan du budget que des idées. Ce que dévoile son programme 2024 – trop succinct pour que l’on puisse comprendre sa logique d’ensemble pour le moment – semble néanmoins assez proche de celui de la présidentielle, en pleine cohérence avec son positionnement sur l’échiquier politique. Rien n’apparaît comme « keynésien » ni « redistributeur ».


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Quelques points du programme de 2022 à la loupe

La défense du pouvoir d’achat a été par exemple l’un des principaux arguments électoraux du RN sans pour autant que ce dernier explique réellement ce qu’il propose pour obtenir une hausse. Le programme de 2022 l’exprime cependant : baisse de la TVA sur l’énergie (page 23), une hausse espérée des salaires encouragée par une baisse des cotisations sociales (p. 23), une suppression de la redevance audiovisuelle (p. 23) (qui a effectivement été supprimée par le gouvernement Borne en mai 2022) et une baisse des péages autoroutiers (p. 23), laquelle aurait été rendue possible par le rachat des infrastructures par un fonds souverain alimenté par… les Français eux-mêmes (p. 22). Ces derniers auraient donc racheté leurs propres infrastructures. Aucune de ces mesures n’est « keynésienne » ni « redistributive ».

Quid du soutien aux jeunes ? La mesure principale était le chèque pour les apprentis (p. 24), qui peut se comprendre comme une subvention pour les entreprises ; le reste est fait d’allègements de charges divers pour ceux qui entreprennent ou qui empruntent (page 24). Les aides aux agriculteurs français contre la concurrence déloyale (p. 26) ? On ne précise pas qui est concerné ni à quelle hauteur.


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Santé (p.15) et déserts médicaux, maillage des territoires (p. 23) ou infrastructures : le programme n’évoque que des mesures vagues, non chiffrées, où les seules ressources possibles apparaissent être celles fournies par les Français eux-mêmes.

Autre exemple : le remplacement de l’impôt sur la fortune immobilière par un impôt sur la fortune financière. Mais son produit sera affecté exclusivement à la politique familiale (p23), axée sur la natalité (p28), sans soutien pour les femmes qui travaillent, ce qui suggère un encouragement au retour à la maison.


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Recul sur la retraite et coût zéro

La retraite à 60 ans (pour celles et ceux qui ont commencé avant 20 ans) était la seule mesure dans le programme du RN qui aurait pu donner le sentiment d’une avancée sociale, sachant que Jordan Bardella avait promis d’abroger la réforme du gouvernement. Point sur lequel il est revenu ce jeudi 13 juin.

Manif du 1ᵉʳ mai 2023, dans le sillage du mouvement contre la « réforme » des retraites à 64 ans. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-NC-ND

Toujours selon le programme de 2022, les autres mesures ne coûteront rien, voire permettront de réduire les dépenses publiques, avec pour but de relancer la croissance, dont c’est d’ailleurs ouvertement l’objectif (p. 21). L’autre grande source de revenus possible était la lutte contre la fraude à la Sécurité sociale, avec un produit estimé entre 14 et 40 milliards (p. 14).

Un train de mesures « libérales », donc, figurant dans un programme qui n’a a priori, que peu évolué en deux ans.

Des mesures clairement conservatrices

D’autres mesures étaient clairement conservatrices. La plus importante est sans doute la revalorisation de l’apprentissage (p. 24), qui s’accompagne d’un objectif de 80 % d’une classe d’âge se dirigeant vers la formation professionnelle à 14 ans (p. 31), accentuant le déclin rapide de l’université, dans la mesure où aujourd’hui, plus de 80 % des jeunes atteignent le bac et plus de 50 % continuent dans les études supérieures, dont plus de la moitié à l’université.

Une telle économie rend finançable la revalorisation des salaires des professeurs de 3 % par an (p. 32), et réalistes les objectifs en termes d’embauche de juges (« plusieurs milliers » p. 13), de construction de prisons (25 000 places de plus, p. 12) et de dépenses militaires (15 milliards/an de plus en 2027 p. 6). Des professeurs mieux payés au service d’une élite nettement plus resserrée ; des prisons et des dépenses militaires : voilà qui ne surprend pas chez des conservateurs.

Le programme prévoit également une baisse des droits de succession (p. 23 et p. 29) : tout le contraire d’une redistribution. Cette mesure accentuera les inégalités et appauvrira l’État.

Enfin, la candidate Marine Le Pen prônait clairement un arrêt de la politique de développement des énergies renouvelables (p. 25) et de l’agriculture biologique, thèmes sur lesquels les députés RN se sont largement exprimés.

Ces différentes mesures sont parfaitement en ligne avec le conservatisme, rien ne se démarque, sauf la mesure sur les retraites sur laquelle le RN recule, justement.

Le conservatisme, de quoi parle-t-on ?

Qu’est-ce que le conservatisme ? Il existe de nombreux travaux sur la question.

La théorie politique l’appelle aujourd’hui parfois « l’illibéralisme », terme que l’on retrouve également dans d’autres régions du monde.

Parmi les traits les plus évidents, le conservatisme se caractérise par des politiques natalistes. Il voit la population comme une masse critique et une force, géopolitique à l’instar des déclarations d’autocrates comme Vladimir Poutine.

Il est aussi ancré dans ce que John Rawls appelle « l’aristocratie naturelle », qui sort du libéralisme dès lors que l’égalité des chances n’est plus recherchée, ni assurée, au profit de la charité chrétienne, comme l’explicite Jean-Philippe Vincent.

Le conservatisme se caractérise par une confiance dans les élites naturelles, c’est-à-dire ceux qui sortent du lot par leurs efforts à l’intérieur de la société existante, et non par l’égalité des chances.

Dans cette perspective, la redistribution doit être le fait des « communautés naturelles » (familles, églises et communes) et non de l’État. L’attachement à la propriété privée est « viscéral » comme le note Jean-Philippe Vincent dans son ouvrage Qu’est-ce que le conservatisme ?, en tant qu’elle conditionne l’inviolabilité de la liberté humaine.

Ce n’est pas un droit abstrait, « c’est un fait de nature, révélé par l’Histoire, consolidé par le droit et la tradition, étayé par la philosophie ». La redistribution (par l’État ou par les partenaires sociaux comme dans le cas de la Sécurité sociale) est donc à combattre.

Les conservateurs ne sont “sociaux” que dans la mesure où le conflit menace l’unité nationale. L’une des grandes figures tutélaires du Front national, Charles Maurras, s’indignait déjà contre la droite orléaniste en ces termes :

« quand elle raisonne sur les ouvriers, la bourgeoisie pense et parle comme elle reproche aux ouvriers de vivre ; elle divague sans souci du lendemain, sans prévoyance »

Pour Maurras, mépriser le peuple, c’est alimenter les aspirations révolutionnaires. Mais le respecter, ce n’est pas défendre l’idée d’égalité : c’est reconnaître la contribution de chacun, à la place qui est la sienne. Pour Maurras, l’idée d’égalité est jugée porteuse de chaos : chacun doit plutôt accepter la place qui lui a été attribuée dans la société, par sa naissance.

Contre l’égalité, contre la démocratie

Comme d’autres penseurs conservateurs de son temps, Maurras soutient que les habitudes issues du passé agencent le monde humain en fonction de principes « naturels » qui n’ont pas à être discutés, ce qui s’oppose évidemment aux grandes idées des Lumières (contrat social de Rousseau, etc.). C’est d’ailleurs pour cette raison que les conservateurs sont aussi appelés des contre-révolutionnaires ou des réactionnaires : parce qu’ils veulent encore revenir sur les acquis de la Révolution française.

Pour eux, la religion joue un rôle important ; ainsi l’une des références théoriques les plus importantes de ce courant, Joseph de Maistre, déclarait-il :

« la nature du catholicisme le rend l’ami, le conservateur, le défenseur le plus ardent de tous les gouvernements ».

Les ultraconservateurs divergent toutefois sur ce point. Alain de Benoist, l’un des maîtres à penser actuels, rejette le christianisme en raison de son origine nord-africaine.

Pour le conservatisme, la religion fournit des principes si supérieurs qu’un simple individu ne songe pas à les remettre en cause : elle est donc l’instrument politique de la stabilité par excellence ; les Lumières diraient : de la soumission.

Dans cette perspective, la démocratie paraît source de chaos, en ce qu’elle ouvre la voie à la promotion de n’importe qui.

Pour Louis de Bonald, autre théoricien majeur, la démocratie est le régime le plus dangereux : c’est le gouvernement de tous, qui mène à la confusion des fonctions, à force de raisonnements et d’abstractions qui affaiblissent l’autorité. Elle éveille partout l’ambition, et apporte le malheur à tous, là où le respect de l’ordre social garantit la stabilité.

Ces traits se retrouvent dans l’idéologie portée par le RN, d’ailleurs soutenue par les catholiques les plus conservateurs. Il ne propose pas de rétablir les droits de participation des salariés – réduits par le gouvernement actuel, au travers de la fusion des CHCST et des CT – ni de contrer les élites, mais propose à l’inverse de réduire la part des institutions étatiques et du salariat dans la gestion des affaires du pays.

Pourquoi certains observateurs évoquent-ils alors un « social-populisme » ? Peut-être qu’ils ont été aveuglés par les déclarations et projets des responsables RN qui entretiennent un confusionnisme total et qui jouent savamment sur les concepts de redistribution et de mesures sociales n’ayant pourtant rien à voir avec le partage réel des ressources, mais plutôt tout à voir avec un ordre conservateur du monde.

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