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Quelle place pour les musulmans dans l’Inde de Narendra Modi ?

Des fidèles musulmans font la prière de l'Aïd al-Fitr, qui marque la fin du mois de jeûne du Ramadan, à l'extérieur d'une mosquée à Hyderabad, le 11 avril 2024. Noah Seelam/AFP

Depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en 2014, la présence même de la communauté musulmane sur le territoire de l’Inde est devenue insupportable aux adeptes de l’Hindutva (« hindouité »), idéologie qui sous-tend l’action politique de la formation de Modi, le Bharatiya Janata Party (BJP). Par divers moyens, ceux-ci s’attaquent à son patrimoine, la marginalisent et provoquent des actes de violence à son encontre.

La très probable réélection de Modi à l’issue des législatives actuellement en cours va-t-elle généraliser cette politique, que l’on peut qualifier de « communalisme » (pour reprendre l’expression de Louis Dumont, à l’échelle nationale et à toutes les minorités ? La situation est grave, car c’est l’Inde séculariste qui est en jeu.

Rapide aperçu de la communauté musulmane indienne

La communauté musulmane est la minorité la plus ancienne et la plus importante au monde (209 millions de personnes, 14,4 % de la population). Elle est hétérogène, traversée de diverses divisions liées à l’islam (sectes et écoles de jurisprudence), mais surtout à l’histoire de cette religion dans le sous-continent indien, qui a donné naissance à des communautés éparses, partageant les langues et cultures locales. Ainsi, un musulman d’Uttar Pradesh (U.P., nord du pays) a plus en commun avec un hindou de son État qu’avec un musulman du Kerala ou du Tamil Nadu (sud). Enfin, les différences sont sociales, puisque les musulmans ont élaboré leur propre système de hiérarchisation, sur le modèle hindou des castes : les intérêts divergents des basses et des hautes castes musulmanes sont donc un autre facteur d’hétérogénéité.

Ces deux derniers siècles, les musulmans sont passés du statut de souverains (sultanat de Delhi, empire moghol) et d’acteurs éminents dans l’élaboration des cultures et sociétés indiennes – au point que leur héritage imprègne tous les aspects de la vie de la majorité hindoue – à celui d’indésirables.

La détérioration de leur situation commence avec la colonisation britannique, mais c’est surtout la partition (1947) qui leur porte un coup fatal, avec le départ des élites pour le Pakistan qui renforce de facto l’importance des basses castes. On observe, depuis, une paupérisation de la communauté, qui vit principalement de petits métiers (artisanat, commerce, agriculture), souvent en dessous du seuil de pauvreté.

La communauté souffre aussi d’une sous-éducation chronique, avec un taux d’alphabétisation inférieur à la moyenne nationale et une quasi-absence des jeunes dans les formations d’excellence. Enfin, la constante sous-représentation des musulmans dans les instances électorales et les institutions étatiques (administration, justice, police) s’intensifie, de même que leur surreprésentation dans les prisons.

Évolution de la situation des musulmans

La mise en pratique par Modi de l’idéologie de l’hindouïté (portée par le mouvement paramilitaire RSS depuis les années 1920) s’avère un nouveau coup, peut-être fatal, porté à la communauté musulmane.

Cette idéologie remet en cause leur légitimité à participer à la nation indienne, laquelle serait par essence hindoue, dans une confusion entre hindouïté et indianité. Ses extrémistes entretiennent la peur de cet Autre, pourtant familier, en le présentant comme ennemi intérieur de connivence avec le Pakistan et ses djihadistes, et en l’accusant de tous les maux, notamment de menacer la société hindoue en raison du « risque » démographique qu’il ferait courir (polygamie, taux de fécondité supposément élevé et « Love jihad » – séduction de femmes hindoues pour les convertir et donner naissance à des enfants musulmans).

Les tenants du RSS et du BJP prônent le retour à une culture fantasmée purement hindoue, épurée de son héritage moghol. Pour ce faire, ils n’hésitent pas à utiliser la désinformation et à réécrire l’histoire ; en parallèle, ils changent le nom des villes rappelant le passé moghol. La destruction de la mosquée de Babour à Ayodhya en 1992 et le massacre impuni de milliers de musulmans qui s’en est suivi est un des épisodes les plus marquants de cette politique.


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L’État du Gujarat et les conséquences désastreuses du pogrom de 2002 (ségrégation sociospatiale des musulmans et formation du ghetto « Little Pakistan » à Juhapura, commis six mois après la nomination de Modi à sa tête, est, en tant que « laboratoire de l’hindouïté », le cas parfait pour prendre conscience des conséquences sur le long terme de l’arrivée au pouvoir des extrémistes hindous.

L’U.P. n’est pas en reste. Lui aussi est à la pointe de la politique d’hindouisation forcée depuis qu’il est dirigé par Yogi Adityanath, qui a annoncé vouloir, entre autres, installer des représentations de dieux hindous dans toutes les mosquées, expulser les musulmans vers le Pakistan, ou encore mettre en place le « retour au bercail » (« ghar vapsi »), c’est-à-dire la reconversion de force à l’hindouisme. La situation de cet État est essentielle puisque près du quart des Indiens musulmans y vivent.

Cette montée de l’islamophobie s’accompagne d’appels au boycott économique, à la haine et au meurtre, et de la mise en place d’une machine de discrimination et d’oppression, dans le but d’exclure, de façon toujours plus effective, les musulmans de la vie quotidienne, économique et institutionnelle. On peut aussi compter sur les milices de citoyens pour multiplier les incidents, dans le but d’exacerber les tensions jusqu’aux violences mortelles et d’entraîner, uniquement contre les musulmans, des punitions collectives et arbitraires consistant en des démolitions illégales d’habitations, de commerces et de lieux de culte : « la justice du bulldozer ».

Aux humiliations et aux violences fait suite la promulgation de lois restreignant les droits et libertés des musulmans, telles que l’interdiction des mariages interreligieux et de l’abattage des vaches en U. P. ou de leur consommation au Mahārāshtra. Sous couvert de poursuivre d’autres objectifs, Modi a même institutionnalisé la discrimination des musulmans avec, d’une part, l’expérimentation d’un registre des citoyens en Assam (2019) à l’issue de laquelle 1,9 million d’individus se considérant indiens, en majorité des musulmans, sont devenus apatrides ; puis, d’autre part, avec le vote du Citizenship Amendment Act (CAA, « loi sur la nationalité ») qui réserve l’accès à la citoyenneté indienne aux seuls réfugiés non musulmans des pays voisins. En tant que remise en cause de la citoyenneté pleine et entière de tous les musulmans de l’Inde, cette loi est contraire à la Constitution, qui garantit la neutralité religieuse de l’État et le traitement égal de tous ses citoyens.

On peut également s’inquiéter du rôle joué par la Cour suprême : non seulement elle laisse les hindous agir en toute impunité mais elle va même jusqu’à entériner leurs méfaits. Elle a attribué le site d’Ayodhya aux hindous (novembre 2019) et autorisé la construction d’un temple que Modi a inauguré tel un prêtre en janvier 2024.

La Cour a aussi soutenu l’interdiction des écoles du Karnataka aux jeunes filles voilées, en déclarant que le hidjab ne constituait pas une pratique religieuse essentielle (mars 2022).

Quid du vote musulman ?

Pour finir, évoquons le vote musulman, même si à son sujet nous savons peu de choses. Il est entendu qu’historiquement les musulmans représentent une « banque de votes » pour le Parti du Congrès. Toutefois, cette idée ne tient pas compte des intérêts divergents entre les castes dominantes, les basses castes et les sectes non sunnites, et pas plus des États du Sud, où prédominent d’autres logiques électorales en raison du maintien de partis musulmans.

D’ailleurs, à partir des années 1990, les musulmans ont eu tendance à se tourner vers des partis régionaux fondés sur la caste (comme le Samajwadi Party, « Parti socialiste », ou le Bahujan Samaj Party, « Parti de la Société majoritaire »). Néanmoins, ce qui demeure commun à la communauté musulmane est la préférence pour un vote séculariste, qui leur garantisse des droits en tant que minorités religieuses, et qui permette de faire barrage au BJP.

À l’heure actuelle, on peut se demander si et comment la situation de citoyens de seconde zone va se traduire politiquement chez les jeunes générations de musulmans. Face au fondamentalisme hindou, un fondamentalisme musulman va-t-il se consolider ? On observe déjà une autonomisation du SIMI (Students’ Islamic Movement of India, syndicat d’étudiants musulmans, plus proche aujourd’hui d’une organisation islamiste fondamentaliste que d’un syndicat, qui prône « la libération de l’Inde » en rétablissant le Dar al-islam ou « Maison de l’islam », c’est-à-dire en refaisant de l’Inde un territoire gouverné par un souverain musulman), qui s’est dit prêt à commettre des attentats pour venger les crimes impunis. Une radicalisation politique de type djihadiste pourrait devenir dangereuse pour la sécurité nationale, régionale et internationale de l’Inde, dont il ne faut pas oublier qu’elle est coincée entre trois pays musulmans (Bangladesh, Pakistan et Afghanistan).

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