Lorsque l’on voit certains intervenants plaider actuellement pour un « apprentissage » précoce où, pour certains jeunes, le salut passerait par une insertion dès 14 ans dans le monde du travail, on comprend que la perspective de former l’ensemble d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat est remise en cause.
Or, tout au long du XXe siècle, l’idée de prolonger l’âge de la scolarité jusqu’à 16 ans, ou 18 ans, était apparue nécessaire afin de former des citoyens. On la trouve formalisée dès le début du XXe siècle par certains intervenants. Ainsi, en 1903, d’après un document issu des archives du Musée national de l’éducation, un conseiller municipal de la ville de Paris, M. Marsoulan argumente :
« Les tribunaux regorgent de garçons de 13 à 18 ans et de filles de 13 à 16 ans arrêtés pour crimes sur la voie publique. Tous ces criminels savent tous lire et écrire, il y a donc eu dans leur vie un moment où, abandonnés à eux-mêmes, après la sortie de l’école, ils se sont rendus indépendants et obéi aux suggestions de plus âgés qu’eux, qui ont su les entraîner. »
Il conclut en justifiant le bien fondé de la poursuite d’une scolarité (alliant le développement de compétences générales, de notions citoyennes, à l’apprentissage d’un métier), encadrée par les pouvoirs publics, jusqu’à 18 ans.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la proposition de prolongation de la scolarité jusqu’à 18 est un des axes structurants du Plan Langevin-Wallon (1947), faisant suite aux travaux menés au sein du Conseil national de la Résistance (CNR).
Elle n’est pas retenue. L’âge de la scolarité obligatoire passe à 16 ans en 1959 (réforme Berthoin), alors qu’elle avait été portée avant-guerre de 13 à 14 ans (loi du 9 août 1936). Notons qu’à la rentrée de septembre 2016, la ministre de l’Éducation nationale se prononce pour la prolongation jusqu’à 18 ans.
Il est significatif de constater les controverses existant actuellement sur la question et la façon dont certains tentent de dévaloriser la perspective de démocratisation de l’école par la prolongation de l’âge de la scolarité.
Dans une perspective de médiation scientifique, le propos de cet article vise à souligner l’intérêt qu’il y a prendre en considération le patrimoine éducatif – concernant l’éducation scolaire et non scolaire – afin de traiter de questions de société contemporaines.
On trouvera, sur le site du Musée national de l’Éducation (MUNAÉ, service du réseau Canopé), quelques exemples de l’utilisation de ce patrimoine éducatif dans des projets ayant été menés à bien ces dernières années sur différents sujets : égalité des chances, évolution des contenus des manuels scolaires et des livres pour enfants en fonction des époques, valeurs républicaines transmises à l’école, pédagogie audiovisuelle, etc.
Nous évoquerons ici plus précisément les apports de l’exposition par panneaux « Filles/garçons : égalité des chances ? », réalisée en 2011, circulant depuis dans des établissements scolaires (une cinquantaine à ce jour) et des lieux à vocation culturelle. On peut se référer en complément aux travaux de recherche menés dans le cadre de ce projet, exposés plus en détail dans une publication récente.
Rendre compte des inégalités sociales et de genre
Aujourd’hui, même si la volonté de démocratiser « socialement » l’école et de lutter contre les inégalités liées au sexe (genre) dans les parcours scolaires semble encore partagée, en France, par une majorité des politiques, rien n’indique que ce sera toujours le cas dans 50 ou 100 ans.
Les documents issus des collections du musée, utilisés dans l’exposition, montrent quels débats, au XIXe et au XXe siècle, ont permis une évolution des mentalités dans ce domaine.
Au XIXe siècle, l’école est divisée de manière structurelle entre, d’une part, l’école primaire, lieu de la scolarisation rendue obligatoire par la IIIe République (de 6 à 13 ans) et, d’autre part, le système secondaire (payant), accueillant les enfants de la bourgeoisie au « petit lycée » (à la place de l’école communale), puis au lycée. Il y a donc là une sélection sociale, paraissant légitime aux forces politiques alors en position dominante. De même, les programmes scolaires sont différenciés en fonction du sexe (du genre), sur des bases qui pourraient être jugées de nos jours comme étant discriminatoires. Par exemple, à la fin du XIXe siècle, la « gymnastique militaire » était prévue pour les garçons tandis qu’on enseignait des cours de couture aux filles. Jusque dans les années 1960 les « sciences appliquées » ont, dans leurs contenus, opéré une sélection en fonction du sexe et du lieu d’habitation (selon que les élèves habitaient à la ville ou à la campagne).
Notons que cette conception de l’école, remise en cause depuis les débats ayant conduit au « collège unique » (loi Haby de 1975), présente des analogies avec de très récentes propositions de politiques, envisageant pour les élèves « faibles », une « orientation précoce vers l’apprentissage et la voie professionnelle », qui « quitterait l’éducation nationale pour être confiée aux régions », en réintroduisant donc ici, potentiellement, des différences en fonction du lieu d’habitation et des politiques locales.
L’exposition a précisément été conçue pour questionner ces points. Confrontés à des documents issus des collections du musée, les publics prennent conscience très concrètement de faits ou de discours se rapportant aux périodes étudiées. À partir des questions évoquées sur les panneaux, il est aisé pour un enseignant de structurer un cours avec ses élèves. Chaque panneau évoque un thème, ou une question, présentée en titre, dont la problématique est précisée dans un encadré (de couleur orange). Les autres parties qui composent le panneau constituent des illustrations du propos, des exemples pouvant être traités et développés en classe (l’exposition étant accompagnée d’un livret pédagogique).
La photographie de la classe de seconde du lycée de Beauvais représentant de jeunes hommes en costume suscite aujourd’hui un questionnement pour des adolescents scolarisés à un niveau comparable.
Il en est de même pour les couvertures de ces manuels de « sciences appliquées », reproduits ici, utilisées comme matériaux pédagogiques, et consultables sur le site des collections en ligne du MUNAÉ.
Mais l’éducation par l’intermédiaire de l’école n’est pas tout, l’identité sociale, sexuée, est aussi le produit d’une socialisation au sein de la famille, d’une « éducation informelle » par les jeux et les jouets, dès le plus jeune âge, au contact des parents ou d’autres enfants durant les loisirs. Basée sur les travaux de recherche que nous menons sur ce sujet depuis plusieurs années, et d’autres travaux menés sur les collections du musée, une partie importante de l’exposition traite de cette dimension.
En effet, selon les époques, il peut y avoir des divergences entre le « message éducatif » porté par l’école, celui des familles, et les idéologies diffusées dans les jeux et les jouets, ou d’autres supports, que ce soit au niveau d’une littérature jeunesse liée à des courants politiques (communisme, catholicisme…), ou de nos jours par l’industrie du loisir qui propose à nos contemporains différents « produits » (livres, films, séries télévisées, jeux vidéo) véhiculant parfois des « valeurs », des idéologies, se situant en opposition avec celles promues par l’institution scolaire.
La prise en compte de la perspective sociohistorique permet le traitement de certains thèmes, et de leur évolution sur des bases comparatives, dans le « long terme ». Par exemple, le décodage de stéréotypes sexistes, ou racistes, dans des documents « anciens » peut être effectué plus aisément par des élèves que sur certains supports actuels, comme les jeux vidéo (thème évoqué sur le panneau n°7), avec qui ils ont moins de « distance » et par rapport auxquels la recherche peine à se structurer sur des bases pouvant vraiment être utile aux acteurs de l’éducation. Mais les logiques restent les mêmes et cette référence au passé peut éclairer nos contemporains de manière pertinente.
Aujourd’hui, les enfants passent en moyenne plus de temps devant les écrans qu’à l’école. Comment leur identité se construit-elle là ? Alors qu’en dehors du temps scolaire, en dehors des moments passés en famille, des professionnels du marketing façonnent un imaginaire présenté pour leurs « publics cibles » comme particulièrement attractif. Imaginaire masculin et guerrier mâtiné de références néo-libérales dans bon nombre de jeux vidéo (on peut se référer en ce sens à l’étude monographique que nous avions menée sur le jeu Battleforge, révélant les idéologies de ce jeu de stratégie aux dimensions très clairement « marchandes » et de quelle manière l’égo du joueur y était valorisé), univers « girly » pour les petites filles et les adolescentes… Où peut mener ce culte du héros « viril » ou le voyage vers la « planète rose » ?
La communauté éducative doit s’en préoccuper et les fonds des musées, nécessitant un enrichissement prenant en compte les périodes contemporaines, peuvent contribuer à alimenter la réflexion.